16
Une fosse pour Alice
Alors que le soleil sombrait à l’horizon, les collines apparurent devant nous. Bientôt, nous grimpions la côte qui menait à la maison de l’Épouvanteur, empruntant le sentier sous les arbres pour contourner le village de Chipenden.
Je m’arrêtai devant le portail. Mon maître était à vingt pas derrière moi, fixant sa demeure comme s’il la voyait pour la première fois.
Je m’adressai à Alice :
— Tu ferais mieux de t’en aller.
Elle acquiesça d’un signe de tête. Un seul pas au-delà de la clôture l’aurait mise en grand danger. Le gobelin domestique, gardien de la maison et des jardins, n’aurait pas supporté son intrusion.
— Où vas-tu t’installer ? m’inquiétai-je.
— Ne te tourmente pas pour moi. Et ne crois pas que j’appartienne au Fléau ! Je ne suis pas idiote. Ne me faut-il pas le sommer encore deux fois d’apparaître pour me servir, et lui donner deux fois mon sang avant que cela arrive ? Pour l’instant, il ne fait pas froid, je resterai dans le coin quelques jours ; peut-être dans les ruines de la maison de Lizzie. Après quoi, j’irai probablement à Pendle. Que puis-je envisager d’autre ?
Alice avait des tantes à Pendle, des sorcières, malheureusement. C’était auprès d’elles qu’elle se sentirait le mieux. Malgré ses dénégations, elle était déjà entraînée vers l’obscur.
Sans rien ajouter, elle tourna les talons et s’enfonça dans l’ombre du crépuscule.
Je la suivis tristement du regard jusqu’à ce qu’elle ait disparu. J’ouvris alors le portail.
La porte d’entrée déverrouillée, l’Épouvanteur entra avec moi dans la maison.
Je le conduisis à la cuisine. Un feu flambait dans l’âtre, et, sur la table, deux couverts étaient disposés. Le gobelin avait prévu notre arrivée. Ce fut un souper léger, composé de deux bols de soupe de pois et d’épaisses tranches de pain. Notre longue marche m’avait creusé l’appétit, et je fis honneur au repas.
L’Épouvanteur demeura longtemps assis, à contempler son bol fumant. Enfin il prit un morceau de pain et le trempa dans le potage.
— On a eu de rudes moments, petit, me dit-il. C’est agréable d’être à la maison.
Le son de sa voix me causa un tel choc que je faillis tomber de ma chaise.
— Vous sentez-vous mieux ? demandai-je.
— Mieux que jamais ! Une bonne nuit de sommeil, et je serai frais et dispos. Ta mère est une femme merveilleuse. Dans le Comté, personne ne s’y connaît comme elle en potions.
— Je pensais que vous aviez tout oublié. Vous étiez ailleurs, tel un somnambule.
— Oui, il y avait de ça. Je voyais, j’entendais, mais ce que je percevais me semblait irréel. J’avais l’impression d’être plongé dans un cauchemar. Et je ne pouvais plus parler ; je ne trouvais plus mes mots. Ce n’est que devant cette maison que la conscience m’est revenue. As-tu toujours la clé de la Grille d’Argent ?
Surpris, je la tirai de ma poche de pantalon et la tendis à mon maître. Il la tourna et la retourna entre ses doigts :
— Que d’ennuis nous aura causés cet objet ! soupira-t-il. Au bout du compte, tu t’en es bien sorti.
Je souris, heureux pour la première fois depuis tant de jours. Mais, lorsque mon maître reprit la parole, ce fut pour m’interroger d’une voix dure :
— Où est la fille ?
— Pas très loin, je suppose.
— Parfait. Nous nous occuperons d’elle plus tard.
Tout au long du souper, je songeai à Alice. Que mangerait-elle ? Elle capturait les lièvres avec habileté, elle ne mourrait donc pas de faim – un souci de moins ! Cependant, au printemps dernier, après que sa tante, Lizzie l’Osseuse, avait enlevé un enfant, les hommes du village avaient mis le feu à sa maison, et les ruines offriraient une maigre protection contre la froideur des nuits d’automne. Par chance, ainsi qu’Alice l’avait signalé, la température était encore clémente. Non, le pire danger qui la menaçait venait de l’Épouvanteur…
Or, il s’avéra que nous avions profité de la dernière nuit douce de l’année. Le matin suivant, l’air était nettement plus frais. Quand je m’assis en compagnie de l’Épouvanteur sur notre banc, face aux collines, le vent se leva, arrachant les feuilles des arbres. L’été était fini.
J’avais déjà ouvert mon cahier, mais mon maître n’avait pas l’air pressé de commencer la leçon du jour. Il n’était pas remis des mauvais traitements infligés par l’Inquisiteur. Au petit déjeuner, il avait à peine parlé, le regard dans le vide, perdu dans ses pensées.
Ce fut moi qui brisai le silence.
— Que va entreprendre le Fléau, à présent qu’il est libre ? demandai-je. À quoi peut s’attendre la population ?
— La réponse est évidente : le Fléau désire par-dessus tout retrouver ses forces. Lorsqu’il y aura réussi, la terreur qu’il causera sera sans limites. Sa malignité se répandra partout. Aucun être vivant ne sera hors d’atteinte. Il va s’abreuver de sang et lire dans les esprits jusqu’à ce que ses pouvoirs soient restaurés. Durant le jour, forcé de se réfugier sous la terre, il verra par les yeux des gens qui marchent dans la lumière. Jusqu’alors, il contrôlait uniquement les prêtres de la cathédrale et n’étendait son influence que sur la ville de Priestown. Bientôt, il n’y aura plus un seul lieu sûr dans le Comté.
» La cité de Caster pourrait être la prochaine à en souffrir. Mais sans doute le Fléau s’attaquera-t-il d’abord à un hameau quelconque, dont il tuera les habitants en les pressant à mort en guise d’avertissement, juste pour montrer ce dont il est capable. C’est de cette façon qu’il a pris le contrôle du roi Heys et des souverains qui ont régné avant lui. Lui désobéir condamnerait toute une communauté au pressoir.
— Ma mère dit qu’il poursuivra Alice, risquai-je d’un air malheureux.
— C’est exact, petit ! Ta folle amie Alice ! Il a besoin d’elle pour récupérer son énergie. À deux reprises, elle lui a donné de son sang ; aussi, tant qu’elle est en liberté, elle risque de tomber très vite sous son contrôle, Si rien n’arrête le processus, elle lui appartiendra au point de ne plus pouvoir agir de sa propre volonté. Il la manipulera aussi aisément que je plie mon petit doigt. Le Fléau le sait, il est prêt à tout pour lui prendre encore du sang. Il est à sa recherche.
— Elle est forte ! protestai-je. Et le Fléau n’a-t-il pas peur des femmes ? Nous l’avons rencontré ensemble, dans les catacombes, après que j’ai tenté de vous arracher à votre cellule. Il avait pris votre apparence pour me tromper, et…
— Ce qu’on raconte est donc vrai, il se matérialise de nouveau !
— Oui, c’est vrai. Seulement, quand Alice lui a craché dessus, il s’est enfui.
— Le Fléau a plus de mal à contrôler une femme qu’un homme, en effet. Les femmes sont des êtres obstinés et souvent imprévisibles. Elles le rendent nerveux. Mais, à partir du moment où il a goûté au sang de l’une d’elles, tout est différent. Il harcèlera Alice sans répit. Il s’introduira dans ses rêves pour lui faire miroiter ce qu’il se propose de lui offrir – elle n’aura qu’à demander. Viendra alors un jour où elle ne pourra se retenir de l’invoquer encore. Mon cousin était sous la domination du Fléau, ça ne fait aucun doute. Sinon, il ne m’aurait pas trahi.
L’Épouvanteur se gratta la barbe, puis il reprit :
— Oui, la puissance du Fléau ira grandissant si personne ne l’empêche de répandre ses maléfices dans tout le Comté. C’est ce qui est arrivé au Petit Peuple, jusqu’à ce que des mesures désespérées soient prises. Il nous faut découvrir avec précision de quelle façon ce démon a été entravé ; et, surtout, s’il existe un moyen de le tuer. Voilà pourquoi nous devons nous rendre à Heysham. Il y a un grand tumulus, là-bas, un tertre funéraire. Les corps du roi Heys et de ses fils y reposent dans des tombes de pierre.
» Dès que je me sentirai d’aplomb, nous nous y rendrons. Comme tu le sais, ceux qui ont péri de mort violente ont parfois du mal à quitter ce monde. Nous visiterons ces sépultures. Avec un peu de chance, un ou deux fantômes errent dans les parages. Peut-être même celui de Maze. C’est notre seul espoir, car, pour être honnête, petit, je n’ai pas la moindre idée de la façon dont nous viendrons à bout de cette tâche.
Sur ces mots, l’Épouvanteur inclina la tête, l’air profondément triste et préoccupé. Je ne l’avais jamais vu aussi abattu.
— Êtes-vous déjà allé à Heysham ? voulus-je savoir, étonné que les fantômes ne se soient pas montrés auparavant.
— Oui, mon garçon. Une fois. J’étais apprenti, à l’époque. Mon maître avait été appelé pour régler un cas d’apparition : un spectre arrivé de la mer hantait le rivage. Le travail achevé, nous sommes passés près des tombes, sur la colline, en bordure de la falaise, et j’ai su qu’il s’y produisait quelque chose, car la chaude nuit d’été est devenue soudain glaciale. Mon maître continuant son chemin, je l’ai interrogé, surpris qu’il ne fasse rien. « Inutile de s’en mêler, m’a-t-il répondu. Ces manifestations ne gênent personne. Certains fantômes s’attardent sur cette terre parce qu’ils ont une mission à accomplir. Autant les laisser en paix ! » Sur le moment, je n’ai pas bien compris, mais, comme d’habitude, il avait raison.
J’essayai d’imaginer l’Épouvanteur en apprenti. Je me demandai à quoi ressemblait son maître, qui avait accepté de former un jeune homme ayant abandonné la prêtrise.
— Quoi qu’il en soit, poursuivit-il, nous partirons dès que possible. Mais, avant, une besogne nous attend. Tu sais laquelle, n’est-ce pas ?
Sa question me fit frissonner. Oui, je savais…
— Nous devons nous occuper de cette fille. Il faut découvrir où elle se cache. Je présume qu’elle se terre dans les ruines de la maison de sa tante Lizzie. Qu’en penses-tu ?
Comme je m’apprêtais à protester, il me fixa d’un regard si dur que je baissai les yeux. Incapable de lui mentir, j’admis :
— C’est probablement là qu’elle s’est réfugiée.
— Eh bien, elle ne peut y rester plus longtemps. Elle représente un danger pour tout le monde. Elle doit être enfermée dans une fosse. Et le plus tôt sera le mieux. Tu vas donc te mettre à creuser…
— Moi ?
Je le dévisageai, incrédule.
— Écoute-moi, petit ! C’est pénible, mais nécessaire. Il est de notre devoir d’assurer la sécurité des habitants du Comté, et cette fille est une menace.
— Ce n’est pas juste ! m’indignai-je. Elle vous a sauvé la vie ! Et, au printemps dernier, elle a sauvé la mienne ! En fin de compte, tout ce qu’elle a entrepris s’est avéré positif. Ses intentions sont bonnes.
L’Épouvanteur leva la main pour m’imposer silence.
— Ne gaspille pas ta salive ! m’ordonna-t-il d’un air sévère. Certes, elle nous a évité le bûcher, elle a sauvé des vies, dont la mienne. Seulement, elle a relâché le Fléau, et je préférerais être mort que de laisser cette créature libre de commettre ses méfaits.
— Si nous tuons le Fléau, Alice sera délivrée ! Vous lui accorderez une autre chance !
Le visage de mon maître s’empourpra de fureur, et, quand il parla, ce fut d’une voix basse et vibrante :
— Une sorcière, même une familière, reste dangereuse. Lorsqu’elle aura atteint sa maturité, elle sera bien plus à craindre que celles qui usent de la magie du sang ou des ossements. D’autant que, d’ordinaire, c’est un être faible et de petite taille qui absorbe peu à peu leur pouvoir, un crapaud ou une chauve-souris. Or, pense à ce qu’a fait cette fille ! Libérer le Fléau ! La pire des calamités ! Et elle s’imagine l’avoir soumis à sa volonté !
» Elle est intelligente et téméraire, mais c’est une arrogante qui ne recule devant rien. Ne crois pas que tout s’achèvera avec la mort du Fléau : si Alice atteint l’âge adulte sans qu’on réussisse à la contrôler, elle deviendra la pire sorcière que le Comté ait connue ! Nous devons la mettre hors d’état de nuire avant qu’il soit trop tard. Je suis ton maître, et tu es mon apprenti. Alors, viens avec moi et obéis !
Sur ce, il se leva et s’éloigna d’un pas rageur.
Le moral au fond des bottes, je le suivis jusqu’à la maison pour y prendre une pelle et la baguette à mesurer. Nous nous rendîmes ensuite dans le jardin est. Là, à moins de cinquante pas du trou sombre où était enfermée Lizzie l’Osseuse, je commençai à creuser une fosse qui devrait avoir huit pieds de profondeur et quatre de côté.
Le soir tombait lorsque l’Épouvanteur s’estima satisfait. Je m’extirpai de là, troublé par la proximité de Lizzie.
— Ça suffira pour aujourd’hui, déclara mon maître. Demain matin, nous irons au village demander au maçon de venir prendre les mesures.
La tâche du maçon consisterait à cimenter une bordure de pierres sur le pourtour de la fosse et y sceller treize solides barres de fer empêchant toute tentative d’évasion. L’Épouvanteur surveillerait l’opération, afin de protéger le maçon du gobelin domestique, qui ne supportait aucune intrusion dans notre jardin.
Comme je retournai vers la maison en traînant les pieds, mon maître posa un instant la main sur mon épaule :
— Tu as accompli ton devoir, petit. C’est bien. Je dois reconnaître que, jusqu’ici, tu as plus qu’honoré les promesses faites par ta mère…
Je le regardai, abasourdi. Je me souvenais d’une lettre que maman lui avait adressée, lui assurant que je serais le meilleur apprenti qu’il ait jamais eu, et il n’avait pas apprécié.
— Continue comme ça, poursuivit-il, et, lorsque le temps sera venu pour moi de me retirer, je saurai que le Comté est entre de bonnes mains. J’espère que te voilà un peu réconforté.
L’entendre parler ainsi était vraiment surprenant ; il était toujours si avare de compliments ! Je supposai qu’il essayait de me rasséréner, mais ces louanges ne suffisaient pas à me faire oublier qu’Alice serait bientôt au fond de ce puits.
Cette nuit-là, je n’arrivais pas à dormir. J’étais donc tout à fait éveillé quand l’événement se produisit.
Je pensai d’abord qu’il s’agissait d’une tempête soudaine. Il y eut un rugissement, et la maison fut secouée comme par une rafale de vent. Quelque chose heurta ma fenêtre avec violence, et j’entendis la vitre craquer. Alarmé, je m’agenouillai sur mon lit et tirai les rideaux. La large fenêtre à guillotine étant divisée en huit panneaux de verre épais et irrégulier, on ne discernait pas grand-chose au travers, même par temps clair. La lune était à son premier quartier, et je ne distinguai que la cime des arbres, qui s’agitait follement, à croire qu’une armée de géants s’amusait à ébranler leur tronc.
Trois carreaux étaient brisés. J’eus un instant la tentation de soulever le bas de la fenêtre pour mieux voir, puis je me ravisai. La lune brillait, cette tempête n’était donc pas d’origine naturelle. Était-ce une attaque du Fléau ? Nous avait-il retrouvés ?
Survint un battement sourd, juste au-dessus de ma tête, comme si l’on cognait sur le toit à grands coups de poing. Au bruit de raclement qui s’ensuivit je compris que des ardoises avaient été arrachées. Elles s’écrasèrent sur les pavés qui bordaient le flanc ouest de la maison.
Je m’habillai en hâte et dévalai les escaliers quatre à quatre. La porte de derrière était ouverte. Je courus sur la pelouse et me sentis aussitôt saisi entre les mâchoires d’un vent si puissant que je suffoquai, bloqué sur place. Je luttai de toutes mes forces, un pas après l’autre, m’efforçant de garder les yeux ouverts malgré les rafales qui me giflaient le visage.
À la lumière de la lune, j’aperçus l’Épouvanteur, à mi-chemin entre la maison et la ligne des arbres, son manteau noir battant follement autour de lui. Il tenait son bâton levé dans un geste de parade. Il me fallut un temps qui me parut un siècle pour le rejoindre.
— Qu’est-ce que c’est, maître ? criai-je lorsque je fus enfin à ses côtés. Qu’est-ce que c’est ?
La réponse ne sortit pas de la bouche de l’Épouvanteur. Un son terrifiant emplit l’air, un cri de rage, un grondement assourdissant qui dut résonner à des milles alentour. C’était le gobelin. J’avais déjà entendu son hurlement, au printemps dernier, quand il avait empêché Lizzie l’Osseuse de me pourchasser jusque dans le jardin ouest.
Il était là, dans l’ombre, sous les arbres, affrontant la créature qui menaçait la maison.
Le Fléau ! Qu’est-ce que ça pouvait être d’autre ?
Je ne bougeai pas, claquant des dents, grelottant de peur et de froid, malmené par les bourrasques. Puis, peu à peu, le vent tomba et le silence revint.
— Rentrons, dit l’Épouvanteur. Nous ne pourrons rien entreprendre avant l’aube.
Sur le seuil de la porte, je désignai les débris de tuiles parsemant les pavés :
— C’était le Fléau ?
L’Épouvanteur hocha la tête :
— Il n’a pas mis longtemps à nous retrouver, hein ? C’est à cause de cette fille. Il a dû la localiser. À moins qu’elle ne l’ait appelé.
— Elle ne ferait jamais ça ! me récriai-je.
Puis, préférant changer de sujet, j’enchaînai :
— Et le gobelin nous a sauvés ?
— Oui, pour cette fois. À quel prix ? C’est ce que nous découvrirons demain matin. Et je ne parierais pas sur lui lors d’une deuxième attaque. Je vais rester ici et veiller. Retourne dans ta chambre et tâche de dormir. N’importe quoi peut arriver, désormais, et tu auras besoin de toutes tes facultés.